La Destruction de la « Victime Idéale »
Les Hommes Palestiniens Victimes des Violences Sexuelles et Sexistes
Avec le récent rapport d’Amnesty International sur le génocide en Palestine et les mandats d’arrêt de la Cour Pénale Internationale (CPI), les violences sexuelles et sexistes (VSS) pourraient enfin recevoir l’attention qu’elles méritent en tant qu’arme de guerre. Pourtant, l’impact sur les victimes masculines reste largement invisible dans les récits juridiques et sociaux. En soulignant les circonstances actuelles pressantes des Palestiniens et en utilisant le concept de « victime idéale » de Christine Schwöbel-Patel, cet article soutient qu’en ne tenant pas compte de la victimisation masculine dans les VSS, les tribunaux et les sociétés renforcent les récits incomplets de la violence sexiste perpétuant ainsi les préjudices subis par les femmes en négligeant les hiérarchies sexistes qui maintiennent les VSS en tant qu’outils de domination.
« Bienvenue en Enfer » – Les Survivants Masculins de la Violence Sexuelle et Sexiste
Au cours des dernières décennies, les VSS dans les conflits armés ont, à juste titre, suscité une attention accrue. L’enquête en cours sur le génocide en Palestine et l’ordonnance de la Cour Internationale de Justice (CIJ) de mai 2024 ont déclenché de vives protestations concernant les violences faites aux femmes. Pourtant, le discours reste majoritairement centré sur les victimes féminines. En mars 2024, un Palestinien survivant des VSS a témoigné avoir été emmené dans une prison israélienne, où un soldat les a accueillis avec un « Bienvenue en enfer ». L’organisation B’Tselem a recueilli son récit parmi d’autres témoignages de viols collectifs (pp. 21 et suiv.). Malgré sa prévalence dans le conflit israélo-palestinien (pp. 71-73), la victimisation masculine demeure invisible (p. 4) dans le droit pénal international (DPI) et les récits sociétaux.
L’Optique Limitée du Droit International : Manque de Reconnaissance Malgré une Définition Juridique Inclusive
Le Statut de Rome reconnaît les VSS contre les femmes et les hommes dans les conflits comme crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou génocide. La règle 85 du règlement de procédure et de preuve de la CPI définit une « victime », sans distinction de sexe, comme toute « personne physique ayant subi un préjudice du fait d’un crime ». Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a interprété l’article 27 de la quatrième Convention de Genève comme imposant une obligation de protéger la dignité des prisonniers, incluant l’interdiction de la violence sexuelle dans l’affaire Delalić (par. 543). Des avancées visant à reconnaître les victimes masculines ont progressé avec les résolutions 2106 de 2013 du Conseil de sécurité de l’ONU (clauses préambulatoires) et 2467 de 2019 (par. 32), mais elles restent insuffisantes (p. 238). Si la formulation juridique paraît inclusive, elle ne couvre pas entièrement la réalité de la victimisation masculine.
En mobilisant des théories féministes comme celle de Sharratt sur « l’éternelle victime féminine » (p. 29), il devient évident que la nature des VSS contre les hommes découlent des dynamiques de pouvoir sous-jacentes ancrées dans l’oppression historique des femmes. Toute analyse omettant les stéréotypes fondamentaux de la « faiblesse féminine » (p. 81) et de la « force masculine » (p. 89) est vouée à l’échec. Bien que non discriminatoires en apparence, les définitions et formulations juridiques sont rarement appliquées de manière cohérente, ce qui engendre des injustices. L’accent doit passer de formulations juridiques à la reconnaissance des stéréotypes dans les cas réels, où les stéréotypes empêchent la reconnaissance des victimes masculines des VSS.
La Victime « Idéale » en tant qu’Incorporation de Stéréotypes Féminins : Faible, Dépendante et Grotesque
Le concept de la « victime idéale » de Christine Schwöbel-Patel dans le DPI théorise la victimisation en examinant les caractéristiques façonnant cet archétype dans ce qu’elle appelle « l’économie de l’attention » (p. 721 et suiv.).
La victimisation dépasse l’expérience individuelle des crimes liés au genre, elle impose des normes sur la manière dont les victimes devraient réagir. Quoique les figures de la victime soient flexibles, certains éléments restent immuables. Schwöbel-Patel définit trois caractéristiques fondamentales : faiblesse/vulnérabilité, dépendance et grotesque, qui se fondent dans un stéréotype féminisé, rendant la femme plus susceptible d’être vue comme une « victime idéale ».
Les Hommes Palestiniens, des Victimes Non « Idéales »
Lorsqu’on applique ce concept à la situation des détenus palestiniens de sexe masculin, le critère de faiblesse physique et de vulnérabilité semble peu pertinent. La faiblesse physique est souvent liée à un environnement néfaste où ce sont des circonstances accablantes qui rendent les victimes vulnérables, telles que des auteurs physiquement plus forts. À Gaza, des hommes ont été détenus lors d’opérations militaires en raison d’être des « hommes en âge de combattre », un motif sexiste qui présume leur force et sous-entend leur incapacité à résister à la détention ou aux VSS comme un échec.
Le critère de dépendance, qui dépeint la « victime idéale » comme un « souffre-douleur » passif et impuissant dans une simple dynamique « auteur-victime », contraste fortement avec le profil des détenus palestiniens, souvent arrêtés pour leur militantisme politique. Ces hommes, perçus comme des « délinquants idéaux » au comportement indépendant, brouillent les perceptions publiques lorsqu’ils apparaissent dans un rôle de victime alors qu’ils sont habituellement l’auteur typique de ces actes.
Bien que le critère du grotesque puisse être rempli — la communauté internationale étant exposée à des images brutales et anormales suscitant l’empathie pour les victimes dans des paysages dystopiques — les corps masculins sont rarement au centre de cette attention. Les représentations existantes de corps sans vie, souvent « féminisées » en les montrant portant des enfants (p. 715), renforcent cette invisibilisation. Ce manque d’attention fait qu’il est difficile pour le public de faire preuve d’une totale empathie.
La Masculinité comme Arme : Démasculinisation et Domination dans les VSS
Les théories de la masculinisation tentent d’expliquer les VSS contre les hommes dans les conflits armés comme une violation de leur autonomie corporelle sexuelle, entraînant des conséquences socialement construites liées aux normes de genre. Selon ces théories, ces violences contre des hommes ne sont pas des « aberrations isolées, mais des moyens de domination sexistes » (p. 96). Le viol des hommes pendant la guerre n’est généralement pas lié au désir sexuel (p. 270). Comme le souligne Jones, les auteurs cherchent souvent à féminiser (p. 453) leurs victimes par l’humiliation et la domination, les privant des attributs sociaux liés à la masculinité (p. 6) et les reléguant au statut « d’hommes féminisés » (p. 973). Cette privation s’accompagne d’une perte d’hétérosexualité et du pouvoir associé. Sans le lien entre l’hétérosexualité, le pouvoir et la force associés au genre masculin, l’implication physique de l’agresseur serait paradoxale dans les sociétés où l’homosexualité est stigmatisée (p. 1278).
La victimisation masculine entre ainsi en conflit avec la construction sociale de la masculinité (p. 74), qui impose aux hommes d’incarner la force, la dominance et l’hétérosexualité.
Cela engendre un stigmate d’efféminement lié à l’incapacité supposée des hommes à se protéger ou à protéger leur entourage, les repositionnant comme des victimes impuissantes (p. 81). Il n’est donc pas surprenant que des affaires comme Procureur c. Tadić aient révélé d’importantes lacunes dans la compréhension de la nature de la victimisation masculine (par. 206). Alors même que des détenus masculins aient subi des mutilations génitales et des fellations forcées, la Cour a qualifié ces actes d’« inhumains » (par. 730) et non de viols. De même, dans l’affaire Kenyatta, la CPI a classé la circoncision forcée comme un acte inhumain, et non comme une violence sexuelle selon l’article 7(1)(g) du Statut de Rome (par. 27), ignorant le caractère sexuel du crime.
Pourquoi les Survivants Masculins Restent Invisibles
Outre les défis des survivants masculins de VSS face à la perception de « victimes idéales », des obstacles sociaux et juridiques les découragent de signaler les violences. La stigmatisation liée à la recherche d’aide en cas de détresse émotionnelle (p. 25) et des lois comme l’article 152(2) du Code pénal du mandat britannique de 1936, criminalisant l’homosexualité, les empêchent de dénoncer les incidents par crainte de poursuites (p. 36). Leur capacité à témoigner est ainsi limitée dans ce que l’on peut appeler le « marché de la représentation » (p. 1599).
Cette réticence à signaler les VSS contre les hommes, liée à l’impact évidemment disproportionné des VSS sur les femmes, réduit le nombre de cas signalés (p. 9), aggravant l’invisibilité de ces crimes. Pourtant, la sous-représentation ne reflète pas un manque de victimes, mais le refus des juridictions internationales de reconnaître les logiques sexospécifiques sous-jacentes.
Certaines organisations renforcent cette invisibilité, par crainte que la reconnaissance des survivants masculins ne dilue l’attention et les ressources destinées aux victimes féminines, permettant ainsi aux hommes de « manger une part du gâteau qui a été fait pour les femmes ».
Le Marché de la Représentation : Élargir le Récit – La Douleur de Qui Compte ?
Dans « la société visuelle d’aujourd’hui, si vous n’êtes pas vu, vous n’existez pas ». Les souffrances personnelles, physiques ou psychologiques, échappent souvent aux récits standardisés exigés par le regard public, comme le montrent les lacunes des systèmes juridiques face à ces cas. Cela empêche les survivants masculins des VSS de raconter leurs propres expériences et de demander justice.
Comprendre pleinement les VSS exige d’intégrer les récits masculins dans un contexte juridique et sociétal plus vaste. Les ignorer revient à minimiser l’usage des VSS comme tactiques de guerre. Qui plus est, l’instrumentalisation du viol afin de féminiser des hommes démontre à quel point l’association entre faiblesse et féminité reste profondément enracinée. L’inclusion des expériences des survivants masculins ne doit pas être considérée comme une suppression de l’expérience d’un groupe, mais enrichit la lutte collective contre l’oppression patriarcale et les stéréotypes genrés, en accord avec les principes féministes. En déconstruisant ces paradigmes, il devient possible de dépouiller le pouvoir symbolique de ces violences et de promouvoir une justice véritablement sensible au genre.
Sabrina Seikh studied law at the University of Warwick and Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. She is currently a law student at the Freie Universität in Berlin. Her research focuses on critical approaches to International Law and International Criminal Law.