« J’ai démissionné car la Russie était devenue un client absolument indéfendable »
Une interview avec Alain Pellet
“International law is what international lawyers do and how they think.” affirme M. Martti Koskenniemi. Compte tenu de la règlementation minimale applicable aux conseils en l’absence d’un code de déontologie en droit international, la compréhension de ce que sont les praticiens dans cette discipline et du rôle qu’ils jouent varie considérablement (voir ici, ici, et ici). En mars, la communauté internationale a déjà connu deux démissions publiques de conseils. Dans deux lettres ouvertes adressées respectivement aux deux États concernés, M. Alain Pellet a démissionné de sa fonction de conseil de la Russie et M. Paul S. Reichler a mis fin à sa relation professionnelle avec le Nicaragua. Ces décisions – rendues publiques à moins d’une semaine d’intervalle – soulèvent des questions plus larges et fondamentales sur le rôle des avocats internationaux. Bien que nous ne soyons pas d’accord avec tous les points soulevés par M. Pellet dans cette interview écrite, nous considérons que ses réponses sont très enrichissantes pour la communauté du droit international.
M. Pellet, que pensez-vous du rôle des avocats internationaux ? Les avocats sont-ils de simples instruments “interchangeables” au service des intérêts de leurs clients – des “guns for hire“, – détachés des combats juridiques concrets et non responsables du sort des personnes affectées par l’issue des procédures judiciaires ? Ou, au contraire, sont-ils les protagonistes du forum juridique international, ceux qui « speak international law » (expriment le droit international) ?
Personne n’est indispensable, mais cela ne signifie pas que nous soyons « interchangeables » : précisément parce que le droit international laisse une marge d’appréciation aux interprètes, comme toute branche du droit – et peut-être même davantage car les règles y sont plus incomplètes et incertaines qu’en droit interne. Cela dit, je suis tout à fait d’accord avec M. Martti Koskenniemi quand il écrit que travailler avec des principes de droit très généraux “involves acknowledged uncertainty, as well as semantic and evaluative indeterminacy.” Mais ce n’est certainement pas une raison suffisante pour proclamer que “no middle position is available“. Simplement (1) le degré de certitude ou d’incertitude des règles et des principes peut varier – et varie effectivement – ce qui signifie que le degré de subjectivité tolérable au moment de la prise de décision variera également ; et (2) bien sûr, plus le droit est “imparfait” ou “incomplet”, plus la subjectivité de ceux qui sont chargés de l’appliquer ou de l’interpréter sera importante. Ni plus, ni moins.
Cela dit, franchement, je ne partage pas l’obsession de M. Koskenniemi selon laquelle le droit international est purement subjectif. Pour autant, cela ne signifie pas que le droit international n’est pas un “vrai” droit (bien qu’il soit différent du droit interne). Cependant, paradoxalement, c’est probablement la branche du droit dans laquelle une catégorie de juristes, les juges (lato sensu, y compris les arbitres), ont la plus grande influence pour cristalliser et compléter les règles juridiques. C’est paradoxal car « [d]ans le domaine international, l’existence d’obligations dont l’exécution ne peut faire en dernier ressort l’objet d’une procédure juridique [comprendre juridictionnelle] a toujours constitué la règle plutôt que l’exception » (CIJ, Sud-Ouest africain, 1966, par. 86). Mais le droit international n’est pas ce que je veux qu’il soit, il est ce que je peux déduire des “sources” existantes (je pense que la notion demeure assez éclairante, voir mon commentaire de l’article 38 du Statut de la CIJ).
Et bien sûr, lorsque la subjectivité de l’avocat est en jeu, son background, ses opinions doctrinales, son idéologie politique ne peuvent que jouer un rôle dans sa façon d’interpréter et d’appliquer le droit. Mais cela n’est guère important lorsqu’un avocat agit en tant que conseil : contrairement à un juge, un arbitre ou un professeur, il n’est pas censé être “impartial” mais présenter l’argument le meilleur pour son client. Par conséquent, je ne pense pas que nous puissions vraiment nous décrire comme « exprimant le droit international » et il me semble que l’expression même est trompeuse dans la mesure où elle semble impliquer qu’il n’y a qu’une seule vérité juridique. Cela peut arriver, mais le plus souvent, les choses sont plus compliquées et la vertu du principe de la procédure contradictoire est non seulement de permettre aux parties de s’exprimer, mais aussi au juge de trouver son chemin vers la « vérité judiciaire ».
J’ai l’habitude de dire que nous sommes des « mercenaires » – en ce sens, nous sommes au service de nos clients et, lorsque nous acceptons un mandat, nous sommes des « guns for hire », ce qui signifie que nous recevons des instructions, et que nous devons être conscients des contraintes politiques du client. Mais le dialogue n’est pas à sens unique : nous devons la vérité au client (et à cet égard, une petite pique à mes collègues anglo-saxons : dans l’ensemble – il y a des exceptions – ils ont un peu trop tendance à aller dans le sens de ce que le client attend d’eux).
D’après votre expérience, quelle influence exercent les conseils qui plaident devant les tribunaux internationaux en fonction de leur choix d’arguments, leur milieu socioculturel, mais aussi plus précisément de leur compréhension personnelle du rôle des conseils et de leurs limites éthiques – sur le résultat judiciaire ? Et, comme vous l’avez dit vous-même « it is very interesting to use the pleadings before the ICJ or elsewhere to establish opinio iuris (…) I think it is good evidence of opinio iuris », quelle est la portée de l’influence des conseils sur le droit international en tant que tel ?
En réalité, les avocats ne s’expriment qu’au nom de l’État qu’ils représentent et sous le contrôle constant de l’agent qui, seul, représente l’État devant la Cour (voir l’article 42, paragraphe 2, du Statut). Cela signifie que lorsque les avocats prennent la parole devant la CIJ (ou d’autres tribunaux internationaux), ils transmettent le point de vue de l’État (généralement soigneusement débattu au sein de l’équipe juridique qui comprend des représentants du gouvernement) sur les règles juridiques à appliquer. En d’autres termes, ils expriment l’opinio juris individuelle de l’État. Et ce d’autant plus que les fonctionnaires et les avocats de l’État prennent généralement grand soin de ne pas mettre en danger d’autres affaires, questions ou positions connexes.
La remarque que vous citez est peut-être plus celle d’un professeur que d’un avocat. En tant que tel, je suis probablement plus intéressé que les avocats purs à faire « avancer » le droit, et j’avoue que, dans au moins deux cas, j’ai même poussé un État à porter une affaire devant la CIJ dans l’espoir que des points de droit importants soient réglés (évidemment aussi dans l’idée que l’État en question gagnerait l’affaire pour l’essentiel).
Il reste que l’influence réelle des avocats ne peut se mesurer qu’à l’aune des décisions de la cour ou du tribunal devant lesquels ils ont plaidé. Si leurs arguments se retrouvent dans le jugement ou l’avis consultatif alors qu’ils portaient sur des points controversés ou, à plus forte raison, s’ils ont obtenu le changement d’une jurisprudence constante, on peut présumer qu’ils ont eu une influence sur la jurisprudence – et indirectement, sur le droit international lui-même compte tenu du rôle de cette dernière sur son évolution.
Pour en venir maintenant à votre lettre ouverte, vous avez écrit : “lawyers can defend more or less questionable causes. But it has become impossible to represent in forums dedicated to the application of the law a country that so cynically despises it.” M. Reichler a déclaré que sa “conscience morale” lui dictait de couper les liens avec son client.
Malgré l’absence d’un code de déontologie international, existe-t-il une mesure pour savoir quand les conseils peuvent ou ne peuvent pas défendre des “causes douteuses” ? Et étant donné que vous avez échangé avec vos clients russes sur les “limites à ne pas franchir”, y a-t-il une certaine “ligne rouge” dans la défense des causes douteuses ? Lorsque vous dites qu’il est “devenu impossible de représenter” la Russie dans les forums consacrés au droit international, sous-entendez-vous que face à la violation flagrante et systématique par un État de l’état de droit international – et étant donné l’influence discutée des conseils sur le droit international – il pourrait y avoir un certain devoir de démissionner ? M. Charles Sampford, par exemple, semblait considérer que certaines limites s’imposent pour les conseils, comme lorsque le client n’a pas l’intention de reconnaître la compétence de la cour.
Je ne partage pas la position de M. Sampford. Pour deux raisons principales : Premièrement, il s’agit d’une manière radicale d’essayer d’« améliorer » l’état de droit au niveau international qui contredit clairement le principe fondamental du consentement à la juridiction dans le domaine international ; c’est sans espoir pour l’instant et ce n’est pas aux juristes – lorsqu’ils agissent en tant que conseils – d’agir comme des activistes (même si l’activisme en tant que tel, lorsqu’il est au service de bonnes causes, est parfaitement respectable). Deuxièmement, les avocats sont censés défendre les meilleurs intérêts de leurs clients et ils perdraient toute crédibilité s’ils étaient juridiquement contraints d’adopter la position selon laquelle l’État qu’ils conseillent n’avait d’autres choix que de comparaître devant un tribunal en l’absence de juridiction obligatoire.
Par conséquent, la ligne rouge n’est certainement pas sur la volonté ou non d’un État, client potentiel, d’accepter la juridiction de la CIJ ou de tout autre tribunal. Les vraies questions sont ailleurs. Je pense qu’elles sont de deux ordres : Premièrement, êtes-vous prêt à servir un régime dictatorial (qui, par définition, viole par exemple les droits de l’homme) ? Deuxièmement, êtes-vous prêt à défendre une cause indéfendable ?
De mon point de vue, les deux questions sont souvent intrinsèquement liées et il n’y a pas de réponse catégorique.
A la première, j’ai plusieurs fois répondu par la négative – même si parfois, pour des raisons “extrinsèques”, j’ai fini par me résigner à accepter de faire partie de l’équipe de plaidoirie (en considérant que, même si le régime était loin d’être angélique, l’affaire était moralement fondée ou au moins “neutre” – en matière de délimitation maritime par exemple – ou encore j’ai cédé à l’insistance d’un bon ami représentant de l’État en question, ou du fait d’une combinaison de ces facteurs) ; il peut aussi arriver qu’au moment où l’on vous propose une affaire, le régime était acceptable et qu’il tourne mal ensuite.
En ce qui concerne la seconde question, je pense que, de manière générale, les chances de gagner (ou les risques de perdre) une affaire ne devraient pas être un facteur déterminant pour accepter ou non de rejoindre une équipe de conseils. Sur ce point, je suis d’accord avec l’hypothèse implicite de M. Sampford selon laquelle il faut aider les États à se présenter devant une juridiction internationale plutôt que d’utiliser la force ou de laisser une affaire s’envenimer indéfiniment. L’important est de ne pas induire en erreur l’État qui sollicite vos services et d’être clair et honnête sur les risques d’un règlement judiciaire ; il m’est arrivé souvent d’être trop pessimiste et de voir une affaire gagnée au-delà de ce que j’avais supposé.
Mais il n’y a pas que le droit dans la vie et les avocats sont des êtres humains avec leurs valeurs, leurs croyances, leurs morales personnelles et, comme il n’y a pas de critères juridiques, la réponse aux questions ci-dessus dépend de ces valeurs qui sont éminemment subjectives. J’ai accepté de plaider pour Myanmar (il est vrai au moment où ce pays sortait peu à peu de la dictature militaire) dans une affaire de délimitation maritime devant le TIDM ; j’ai refusé de représenter ce pays dans l’affaire des Rohingyas devant la CIJ.
En ce qui concerne plus précisément ma démission de l’équipe de conseils de la Russie dans les arbitrages de l’Annexe VII du TIDM et devant la CIJ, je n’avais pas conscience, lorsque j’ai été engagé, du degré de dictature personnelle dans laquelle ce pays s’enfonçait. Quant à l’affaire de Crimée, j’étais – et je demeure – convaincu que la population de la péninsule se sentait, dans sa majorité, plus russe qu’ukrainienne et que si la Russie s’y était prise différemment, en organisant un referendum honnête sous contrôle international, la communauté internationale et l’Ukraine auraient dû, finalement, s’incliner, quand bien même, sur le plan juridique, l’affaire était difficilement défendable (ainsi que je l’avais écrit dans le journal Le Monde bien avant mon recrutement par la Russie). Au surplus, il était clair que l’annexion elle-même ne pourrait faire l’objet d’aucune décision juridictionnelle faute de consentement de la Russie. Quant à l’affaire de la discrimination, je demeure convaincu que c’est un prétexte abusif comme c’est en général le cas. En revanche, j’avais d’emblée indiqué que je ne plaiderais pas dans l’affaire du financement du terrorisme et ce n’est que parce que, contrairement à toute attente, l’Ukraine a, très artificiellement, introduit une requête commune sur ces deux volets sans lien entre eux que je suis resté dans l’équipe de plaidoirie russe.
La guerre contre l’Ukraine a changé la donne. Le vrai visage de la dictature russe s’est révélé dans toute son ampleur. Loin de se borner à une tentative de s’emparer des régions ukrainiennes russophones (et probablement russophiles), il s’agit d’une agression caractérisée – c’est-à-dire d’un crime contre la paix, la négation même de l’ordre juridique international. Autant, on pouvait espérer que la Russie allait, bon gré mal gré respecter les sentences et arrêts rendus dans les affaires « criméennes » ou, en tout cas, qu’elle en serait influencée, autant un tel espoir est complètement vain aujourd’hui. La Russie ne commet plus de violations isolées des règles et des principes du droit international ; elle s’est mise hors la loi.
Une dernière précision cependant : j’ai eu le plaisir de constater que tous mes collègues dans les affaires inter-étatiques avaient également démissionné et qu’un grand nombre de law firms engagées dans des contentieux d’investissement ont fait de même (et j’ai la faiblesse de penser que ma « lettre ouverte » a joué un rôle dans ce mouvement fort large de désengagement des juristes occidentaux). Toutefois, j’ai la conviction que, sur ce genre de questions, un code d’éthique n’a pas son mot à dire. Il s’agit bien davantage de morale individuelle que d’éthique professionnelle.
Comme mentionné ci-dessus, vous qualifiez le comportement de la Russie dans votre lettre ouverte de mépris “cynique” envers le droit international. Le phénomène du cynisme en droit international a fait l’objet d’un débat académique, y compris précisément dans le contexte du droit international en tant que profession. Selon Mme Heike Krieger, “[t]he label cynical may have a strong rhetorical impact that serves to delegitimise an actor or a practice, but it does not sufficiently contribute to an analysis of international law’s specific shortcomings”. Comment définiriez-vous alors une pratique cynique d’un État en droit international ?
Tout d’abord, je fais partie de ceux qui désapprouvent les doctrines critiques extrêmes et qui considèrent que le cynisme est une façon d’inviter à plus de cynisme comme j’ai essayé de le montrer dans mon Cours général de droit international à l’Académie de La Haye (notamment pp. 137-150). Cela permet à certains universitaires de briller intellectuellement, mais n’avance pas à grand-chose. À l’inverse, je désapprouve les universitaires qui utilisent leurs travaux scientifiques pour « faire avancer » le droit en prenant leurs désirs pour des réalités comme le font ceux que j’appelle les « droits-de-l’hommistes » ; et c’est encore plus grave lorsqu’il s’agit d’un juge à la CIJ.
Cela dit, je partage l’analyse de Mme Heike Krieger selon laquelle l’utilisation du mot « cynique » n’a pas un grand intérêt pour approfondir l’analyse du droit international (d’où mon scepticisme sur l’intérêt de plusieurs chapitres de l’ouvrage que vous signalez et que j’ai parcouru sur Cynical International Law?. C’est, en effet, purement rhétorique : le droit international n’est pas plus « cynique » que n’importe quelle branche du droit : il est, comme celles-ci, le résultat de rapports de force – ce qui ne l’empêche pas d’être, dans la vie courante des relations internationales, un facteur d’apaisement et une commodité appréciable (pp. 32-53). Si l’on admet ce postulat, la meilleure analyse « cynique » du droit international que je connaisse est le remarquable livre de Guy de Lacharrière sur La politique juridique extérieure, malheureusement non traduit en anglais ; mais peut-être est-il plus approprié de parler de « réalisme » que de « cynisme ».
Lorsqu’il s’agit de dénoncer le cynisme de la pratique d’un État, le mot ne me paraît pas avoir de connotation juridique bien précise. Il a, en effet, « a strong rhetorical impact that serves to delegitimise an actor or a practice ». Et c’est bien ainsi que je l’ai employé, pour dénoncer l’agression russe en Ukraine – qu’il me paraît difficile de qualifier autrement que de « cynique » dans le sens courant, politique et moral du mot.
Après avoir tenté d’examiner si, et dans quelle mesure, il existait une “ligne rouge” à ne pas franchir pour la défense d’un État et de clarifier le sens de “cynisme” en droit international, nous aimerions maintenant passer à un point précis concernant les critiques qui vous ont été adressées. Des juristes internationaux d’Ukraine et d’ailleurs ont estimé que votre lettre ouverte légitimait les actions russes à l’étranger, relativisait leurs conséquences pour la population, déformait l’histoire de la Crimée et diminuait la résistance (“marginale”) – avant l’invasion armée de 2022.
On pourrait faire valoir que la Russie a déjà franchi la “ligne rouge” avec, par exemple, l’annexion de la Crimée en 2014. Puisque votre lettre ouverte indique que vous définissez votre rôle de conseil comme étant délimité par des frontières éthiques, le choix du moment de votre démission pourrait être interprété comme légitimant les actions russes passées et donc, “cynique” en soi. Comment réagiriez-vous à cela ?
Je m’étais interrogé sur l’opportunité de répondre à ces critiques et ai finalement résolu de m’en abstenir. J’ai décidé de me retirer des équipes de plaidoiries russes et il me semblait déplacé de sembler soit renier mes positions antérieures en disant tout le mal que je pense des actions russes, soit d’avoir l’air de vouloir à tout prix me défendre d’avoir représenté la Russie. Et je ne souhaite pas davantage le faire ici, au-delà de ce que je réponds à la question 3.
Je souhaite seulement ajouter quelque chose : lorsque les conseils défendent un État, ils n’acceptent pas la version des faits que celui-ci leur offre et insistent pour que toute la documentation disponible (détenue par le client ou découvrable sur Internet) soit utilisée. Je dois dire que je connaissais pratiquement tous les écrits mentionnés dans les renvois contenus dans votre question (sauf les tweets – je ne pratique pas Twitter) : ils me paraissent aussi orientés dans l’autre sens que les documents que mes « amis russes » mettaient à notre disposition au début des affaires.
Pour conclure, avec ces deux démissions publiques dans un court laps de temps, et au vu du nombre d’affaires impliquant la Russie et le Nicaragua, pensez-vous que d’autres démissions suivront ? Est-ce que cette pratique pourrait devenir de plus en plus courante parmi les conseils ? Quelles seraient les conséquences pour les contentieux devant les tribunaux internationaux ?
Honnêtement, je ne souhaite pas que cela arrive trop souvent !
Je pense que Paul Reichler et moi-même avons démissionné dans des circonstances différentes, mais plutôt exceptionnelles.
J’ai démissionné – et encouragé mes co-conseils à démissionner – des affaires russes car son agression contre l’Ukraine me semble avoir fait de la Russie un client absolument indéfendable dans des affaires qui l’étaient à mon sens (pour rappel : aucune des affaires portées devant la CIJ ou les tribunaux arbitraux par l’Ukraine ne concernait directement l’annexion ou la “réintégration” de la Crimée – voir par ex. la sentence de 2020 dans l’affaire n° 2017-06 de la CPA – et suite à mon article dans Le Monde, je n’aurais certainement pas pu représenter la Russie – voir ci-dessus ma réponse à la question 3 – s’il en avait été ainsi). Ma démission – comme, je crois, celles de mes collègues – doit simplement être comparée au retrait des investisseurs étrangers de Russie ou au boycott du monde sportif : elle est le résultat d’une pure indignation humaine et je me demande si l’on peut en tirer beaucoup de choses sur le plan juridique.
Bien que je sois moi aussi avocat du Nicaragua devant la CIJ et que je sois fort critique de la tournure qu’a prise le régime – surtout quand on pense que c’est le même dirigeant qui a mis fin à la dictature de Somoza, comme le rappelle Paul Reichler dans sa remarquable lettre – j’ai décidé de ne pas démissionner de l’équipe du Nicaragua pour deux raisons principalement : Premièrement, contrairement à lui, je n’ai pas, et n’ai jamais eu, de relation politique avec le gouvernement nicaraguayen ; deuxièmement, j’ai plaidé 13 affaires pour le Nicaragua et je n’ai jamais eu la moindre hésitation quant à la moralité des affaires elles-mêmes.
A cela, je dois honnêtement ajouter que le Nicaragua n’est pas un client “habituel” (voir mes articles “The Nicaragua case” et “Introduction from the Podium”) pour moi : c’est lui qui m’a donné – avec Burkina Faso / Mali – ma première occasion de plaider devant la Cour. La gratitude aussi est un sentiment humain.
Au demeurant, démissionner d’une équipe de plaidoirie n’est pas une décision facile à prendre : d’une certaine manière, vous trahissez l’État qui vous a fait confiance, et il faut vraiment des raisons gravissimes pour mettre fin à “l’investissement” qu’il a fait en vous recrutant. Il faut, au fond, qu’il ait trahi la confiance que vous-même lui aviez faite. Je considère que la guerre en Ukraine atteint largement ce seuil.
Note éditoriale : Les opinions exprimées dans cette interview écrite sont uniquement celles de la personne interrogée et ne reflètent pas nécessairement celles de l’équipe éditoriale de Völkerrechtsblog, qui a commenté ce développement dans un éditorial spécial. Pour en savoir plus sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, consultez cette compilation de blogposts. Pour une perspective différente sur les effets hypothétiques de l’organisation d’un référendum en Crimée sous supervision internationale, voir par exemple l’analyse de Johannes Socher (page 163), qui fera bientôt l’objet d’un Symposium sur Völkerrechtsblog.
This interview is also available in English. / Cette interview est également disponible en anglais.
Alain Pellet is Emeritus Professor (University Paris Nanterre) and former member and chairperson of the International Law Commission. He advised numerous governments and acted as counsel and advocate in more than sixty cases before international courts and tribunals. He is President of the Institut de Droit international as well as Honorary President of the French Society for International Law.
Photo: ITLOS
Justine Batura is a Research Assistant in International Law and a Law Clerk (‘Rechtsreferendarin’) at the Higher Court Berlin. She is an editor at Völkerrechtsblog.
Julian A. Hettihewa is currently a lecturer at the University of Bonn and a law clerk at the Higher Regional Court of Cologne. He was a PhD student and a research assistant at the Institute for Public International Law at the University of Bonn. He studied law in Berlin and London and is an editor at Völkerrechtsblog
Polina Kulish is a PhD candidate and a research associate at the Friedrich Schiller University of Jena. Her fields of research encompass the law of international organisations, law of international security, and media law. In her current research project, she is exploring the nature of member states’ compliance in international organisations. She is a Managing Editor at Völkerrechtsblog.