L’interviewé Marta Torre Schaub; source de la photo: privée

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Quel droit? Quelle justice? (Deuxiéme partie)

Une interview avec Marta Torre Schaub sur la responsabilité et la justice climatique

06.12.2019

Völkerrechtsblog est ravi de vous présenter la deuxième partie de l’interview avec Marta Torre‑Schaub. Dans cette partie, nous parlerons du statut de la région Amazonienne en droit international, de l’importance des contentieux nationaux pour la protection du climat et de la Justice climatique envers les États et les groupes les plus vulnérables. Ces éléments complèteront le tableau de la responsabilité juridique en droit international pour les dommages causés à l’environnement dans le domaine du changement climatique.

Ceci est la deuxième partie de l’interview. Voire ici pour la première partie.

Vu l’état vulnérable de la région Amazonienne, à laquelle se réfère le Prof. Walt dans son article et dont nous avons parlé dans la première partie de cette interview, la question se pose : Est‑ce que le droit international est trop faible pour protéger l’environnement ?

Dans un rapport demandé par l’Assemblée générale de l’ONU en mai 2018, les lacunes du droit international de l’environnement sont pointées du doigt. Le rapport passe en revue les nombreuses et importantes lacunes affichées par le droit international pour protéger efficacement l’environnement. Un droit jugé limité, fragmentaire, incohérent et peu contraignant. Parmi les principaux problèmes soulignés figurent l’application limitée de certains principes fondamentaux comme la disponibilité de l’information, la participation à la prise de décision et l’accès à la justice. Par ailleurs, certains problèmes comme la pollution de l’air ou de l’eau, ne seraient traités que comme de problèmes régionaux alors que leurs effets sont en réalité globaux. Le « droit à un environnement sain » peine également à s’affirmer, de même que les tant attendus principes de « non-régression » et de « progression ». Le rapport souligne également la trop grande limitation et fragmentation des outils et instruments existants. S’agissant plus précisément des forêts, celles-ci occupent un peu plus du 31% de la surface terrestre et elles sont considérées un « poumon pour la planète », notion rappelant combien il est vital de les protéger de manière effective. Pourtant, en dépit de leur fonction essentielle dans la régulation du système climatique mondial, il n’existe pas, à ce jour, un Traité international envisageant la protection totale et globale des forêts. Il est ainsi important de rappeler que les forêts ne sont protégées au niveau international que de manière fragmentée, ce qui rend difficile l’établissement des responsabilités en matière d’activités nuisibles aux forêts.

Il est vrai que bon nombre des traités internationaux existants contiennent des dispositions visant à réglementer des activités liées aux forêts. Cependant, il n’existe aucun instrument juridique mondial dont les forêts seraient le sujet central, de même qu’il n’existe pas de traité international qui aborde tous les aspects environnementaux, sociaux et économiques des écosystèmes forestiers. Il existe cependant des accords internationaux qui accordent un traitement spécifique aux forêts. Toutefois, la stratégie actuelle visant à renforcer les synergies entre ces instruments multilatéraux, ne suffira probablement pas à garantir une protection durable des forêts. Néanmoins, plusieurs solutions seraient potentiellement combinables et envisageables. La question de la souveraineté nationale pourrait se trouver équilibrée si des préceptes qui existent dans la plupart de nos Constitutions et systèmes de droit nationaux étaient respectés, comme par exemple le droit à l’environnement sain, le droit des autorisations administratives liées aux projets et activités ayant une incidence sur l’environnement (et les forêts), le droit des études d’impact environnementale, le droit de la responsabilité liée aux dommages causés à la nature et à l’environnement. Dans ce domaine, les « droits de démocratie environnementale » sont également pertinents. De tels droits sont notamment consacrés par la Convention européenne d’Aarhus et l’Accord d’Escazu, ratifié par divers États d’Amérique latine, dont le Brésil. Ces droits permettent que les populations concernées par une activité à impact environnemental soient préalablement informées de manière effective, qu’elles puissent participer aux décisions et, surtout, qu’elles aient accès à la justice en matière environnementale. Autrement dit, ce sont des droits conférés à la société civile pour pouvoir agir en justice.

La notion d’écocide, pourrait-elle renforcer la force normative du droit international dans le domaine de la protection de l’environnement ?

La notion d’écocide séduit par son caractère idéaliste. Elle reste toutefois trop vague pour le moment. De plus, elle ne semble pas s’adapter aux situations auxquelles nous sommes actuellement confrontés. En effet, d’abord, un crime d’écocide nécessiterait d’être inscrit au régime juridique international et national, ce qui n’est pas le cas. Ensuite, ce crime supposerait de rendre équivalent la notion de génocide à celle de crime contre l’environnement. Or, pour cela il faudrait considérer que le préjudice porté à l’environnement a fait disparaître une portion considérable ou a éliminé de manière systématique, délibéré et programmée un écosystème. Toute la difficulté viendrait à prouver cette « intention » criminelle, inhérente à la notion même du crime de génocide, lors d’une activité nuisant à l’environnement. Enfin, l’écocide supposerait de pouvoir désigner un ou plusieurs coupables. Or, en matière environnementale, les responsabilités sont partagées : souvent, un État est responsable d’inaction, mais d’autres acteurs ont pu commettre les actions directement – sans forcément avoir une intention délibérée – et les citoyens ou usagers, en consommant tel ou tel bien, pourraient également être responsables au bout de la chaine causale. Une notion, en somme, qui pose plus de difficultés juridiques qu’elle ne propose de solutions.

Il reste qu’au niveau international, la mobilisation du droit international traditionnel qui sanctionne les actes d’un État à l’encontre d’un autre État – par exemple dans le cas d’une pollution industrielle ou des activités provoquant de dommages à l’environnement – est toujours possible comme on l’a souligné auparavant. Il serait cependant fort souhaitable que la communauté internationale se mobilise autour d’un Traité de protection globale de forêts : en y incluant tant les aspects environnementaux, climatiques et écosystémiques que les aspects économiques – commercialisation du bois, interdiction de déforestation, commerce interdit d’espèces rares, etc. – à l’image de l’Accord de Paris pour le climat. Pour ce faire, il faudrait entièrement repenser nos modèles de développement et nos modèles agroalimentaires, ce qui, au demeurant, serait également nécessaire dans le cadre du changement climatique et de la protection de la biodiversité, tel qu’il en ressort du dernier rapport spécial du GIEC sur l’usage des terres.

De plus en plus souvent, les contentieux nationaux sont considérés la seule voie ouverte pour tenir responsable les gouvernements. En Colombie, la Corte Suprema a décidé que la protection des droits des générations futures ainsi que les droits de la forêt amazonienne exigent une fin de la déforestation. Qu’est-ce que ce développement nous dit sur le droit international ? Est‑ce que vous voyez une manière de refléter les éléments écocentriques, comme dans l’exemple les droits de la nature en Colombie, au niveau international ?

L’absence de fondement textuel spécifique au niveau international à la fois en faveur des États particulièrement vulnérables, des communautés autochtones ou des individus, puis l’absence d’un texte protégeant les forêts de manière globale, ont poussé certaines ONG à faire appel au juge en développant différentes stratégies contentieuses. Certains groupes particulièrement exposés aux effets de la déforestation massive en Amazonie ont ainsi tenté, de manière fructueuse, d’engager la responsabilité de l’État devant le juge. C’est ce que montre l’exemple colombien : dans cette affaire, la Haute Cour a donné raison à un groupe de 25 enfants et jeunes qui, accompagnés d’une ONG nommée Dejusticia, ont poursuivi l’État pour ne pas garantir leurs droits constitutionnels à la vie et à l’environnement. Dans son jugement, la Cour a accordé une « tutelle » [recours en justice pour réclamer la violation des droits individuels, remarque de la rédaction] à ces jeunes et enfants qui affirmaient que les activités de déforestation de l’Amazonie violaient leurs droits à la santé, à l’environnement et au bien-être (« buen vivir »). Elle a jugé que, pour protéger les droits constitutionnels des plaignants, l’État était dans l’obligation de créer et mettre en œuvre un plan d’action intergénérationnel pour mettre fin à la déforestation et protéger ce poumon de la planète.

Comme j’ai eu l’occasion de le souligner dans mon commentaire y relatif, l’arrêt précité est une décision historique, car elle affirme à la fois la protection des populations vulnérables face à la déforestation et au changement climatique, tout en précisant que cette protection doit se faire via « les droits de la nature » et « le droit à un environnement sain », afin de protéger tant ces populations que les générations futures. Cette décision pourra sans doute servir d’inspiration à d’autres à venir. Elle constitue une voie de droit intéressante pour le développement d’un contentieux climatique devant une cour nationale, mais portant sur une question globale et transgénérationnelle. Dans le contexte actuel d’évolution du droit international général et du droit international de l’environnement, cette décision peut s’inscrire dans trois dynamiques : premièrement, elle rappelle bien la nécessité de traiter les questions environnementales de manière holistique et systémique (forêts, climat, biodiversité). Deuxièmement, elle indique la voie d’une inclusion des générations futures dans le droit, en tant que nouvelle catégorie à protéger. En troisième lieu, elle montre bien l’importance des droits constitutionnels comme outils de protection de la nature et du climat, tendance que l’on perçoit déjà au niveau international.

Vous avez écrit dans une contribution de 2010 que « l’environnement, par nature transfrontalier, concerne l’humanité sur la totalité du globe ». Nous nous retrouvons face à un conflit entre la souveraineté nationale et une exigence mondiale, l’environnement étant donné comme bien commun mondial. Si l’on parle d’une obligation de protéger l’environnement mondial en faisant pression sur des États individuels, ne risque-t-on pas d’agir plus facilement contre les pays du Sud global sans reconnaître les pollutions engendrées par le Nord? Quelles implications pour une justice climatique ?

La justice climatique prend précisément son origine dans la recherche de « plus d’équité » et de « justice » dans le traitement des inégalités résultant du changement climatique dans les pays les plus défavorisés. Le concept de justice climatique entend rééquilibrer les inégalités causées par le changement climatique ou du moins lutter contre elles. Ces inégalités se reflètent d’ailleurs au niveau international (pays développés et pays en voie de développement) mais également à l’intérieur des États (populations défavorisées, vulnérables, ou plus pauvres, minorités autochtones, religieuses ou culturelles). La justice climatique a pour vocation de soulever ces inégalités et de proposer que des mécanismes de prévention et de lutte contre ces injustices soient proposés au niveau international. La notion apparaît d’ailleurs dans le préambule de l’Accord de Paris, seulement elle semble se focaliser plus sur les « droits culturels » en lien avec la nature des peuples autochtones que sur les inégalités sociales et économiques.

Face à ces situations injustes, plusieurs solutions sont aujourd’hui possibles : D’une part, on l’a vu, le développement des contentieux au niveau international, mais également régional tâchant de reconnaître un concept de « dommage à l’environnement ». Ce dommage pourrait être élargi à la question climatique. D’autre part, on l’a également évoqué, le développement d’un contentieux climatique (également dénommé Justice climatique) devant des juridictions nationales. Ces contentieux ont l’avantage de pouvoir prendre assise sur le droit national, souvent plus complet en matière environnementale. L’inconvénient est qu’ils restent bien entendu limités à la sphère nationale.

Il faut par ailleurs combler les lacunes du droit international de l’environnement en proposant des « principes unificateurs », ce qui est la visée du Pacte mondial pour l’environnement proposé devant les Nations Unies en septembre 2018 et discuté à plusieurs reprises dans de sessions spéciales à Nairobi au sein du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE).

Enfin, il est important d’œuvrer lors des Conférences des parties à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) dans le cadre des négociations à venir sur l’Accord de Paris, pour que le concept de justice climatique soit compris au sens le plus large possible, l’étendant aux questions d’inégalités sociales, économiques et environnementales entre États et le rendant également mobilisable juridiquement en faisant de lui l’un des piliers de la responsabilité climatique entre États.

 

Cite as: Anna-Julia Saiger, “Quel droit? Quelle justice? (Deuxième partie). Une interview avec Marta Torre Schaub sur la responsabilité et la justice climatique”, Völkerrechtsblog, 6 Décembre 2019, doi: 10.17176/20191206-180651-0.

Author
Anna-Julia Saiger

Anna-Julia Saiger (Dr. iur., LL.M.) is a legal trainee at the Higher Regional Court in Karlsruhe. She graduated from King’s College, London, Humboldt University, Berlin, and La Sapienza, Rome, and is currently working as a research assistant at the Institute for Media and Information Law at Albert-Ludwigs University Freiburg i. Br. Her research focuses on climate change and international law. She is an editor at Völkerrechtsblog.

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