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Entre ambitions et réalités

La libre circulation des personnes en Afrique

29.01.2020

Circuler librement entre les États du continent africain ; résider et s’établir librement dans l’un ou l’autre de ses pays – voici les ambitions du Protocole au Traité instituant la Communauté économique africaine relatif à la libre circulation des personnes, au droit de séjour et au droit d’établissement. L’adoption de ce Protocole en 2018 est un pas de plus vers la mise en place de la libre circulation des personnes au niveau de toute l’Afrique après le lancement du Passeport africain en 2016. En parallèle, les communautés économiques régionales (CER) ainsi que certains États tels que les Seychelles, le Rwanda et le Benin, ont également développé des politiques de libre circulation des personnes.

Ce billet va s’appesantir sur les opportunités de la libre circulation des personnes entre États africains et sur les obstacles qu’elle rencontre actuellement à travers quatre parties, qui examineront successivement l’émergence de la libre circulation des personnes en Afrique ; les avancées normatives ; les défis de mise en œuvre et l’impact des politiques de libre circulation développées au sein des CER sur le projet continental africain de libre circulation des personnes.

L’émergence de la libre circulation des personnes en Afrique

La libre circulation des personnes est un outil essentiel à la réalisation de l’objectif d’une grande unité et solidarité entre les peuples d’Afrique prônée successivement par la Charte de l’Organisation de l’unité africaine  de 1963 (préambule et article II (1) (b)) et l’Acte constitutif de l’Union africaine de 2000 (article 3 (a)).  La facilitation de la mobilité des personnes au niveau africain a ainsi été au centre des grands projets de l’intégration africaine, dont le Plan d’action de Lagos de 1980. Le projet le plus déterminant est sans doute porté par le Traité du 3 juin 1991 instituant la Communauté économique africaine (African economic community, AEC en sigle (article 43)). Ce traité prévoit six différentes étapes de l’intégration africaine pour une période de 34 ans à partir de son entrée en vigueur en 1994. La libre circulation des personnes est prévue à la cinquième étape, une période de quatre ans soit de 2019 à 2023 relative à la mise en place du Marché commun africain et à la sixième étape qui concerne la consolidation et le renforcement de la structure du marché commun africain par la libre circulation des personnes, des biens, des capitaux et des services ainsi que l’application effective des droits de résidence et d’établissement, pour une période de  cinq ans, soit de 2023 à 2028. Ce processus a connu une accélération à partir de 2012 (décision sur l’intégration africaine)  et en 2013 fut adopté l’Agenda 2063 qui fait de la libre circulation des personnes au niveau africain une de ses aspirations. Pour atteindre cette aspiration, les États africains ont lancé le Passeport africain en 2016 et adopté en 2018 le Protocole au Traité instituant l’AEC relatif à la libre circulation des personnes, au droit de résidence et au droit d’établissement.

Les avancées normatives

La libre circulation des personnes telle que consacrée par le Protocole de 2018 implique pour les ressortissants d’un État membre de l’Union africaine, le droit d’entrer, de séjourner, de circuler librement et de sortir du territoire d’un  autre État membre, conformément  aux lois,  règlements et procédures de l’État membre d’accueil (article 6). Il se distingue ainsi de la liberté de circulation des nationaux et non-nationaux à l’intérieur d’un même État.  Le Passeport africain  lancé par l’Union Africaine en 2016 est retenu par le Protocole de 2018 comme document de voyage (article 10). Cependant, face à la difficulté d’appliquer immédiatement et complètement le Protocole de 2018, les États africains ont convenu de l’appliquer en trois phases progressives. Il s’agit du droit d’entrée et de la suppression de visa (phase 1), du droit de résidence (phase 2) et du droit d’établissement (phase 3), aux termes de l’article 5 (1) du Protocole de 2018.

La libre circulation des personnes est un pilier important du processus d’intégration africaine dans sa dimension du développement socio-économique du continent africain. Les dirigeants africains aspirent à un « continent où la libre circulation des personnes, des capitaux, des biens et des services augmentera substantiellement les échanges et les investissements entre les pays africains atteignant des niveaux sans précédent, ce qui permettra de renforcer la place de l’Afrique dans le commerce mondial ». Cependant, la mise en œuvre de cette libre circulation des personnes est actuellement confrontée à certains défis.

Les défis de la mise en œuvre

Les défis qu’attend la mise en œuvre de la libre circulation des personnes au niveau africain sont multiples. Nous retiendrons les plus importants, ceux qui portent actuellement sur l’absence de ratification du Protocole de 2018 ; la protection de la sécurité nationale et les différences considérables de développement socio-économique entre les États.

L’effectivité de la libre circulation des personnes au niveau africain dépend de l’entrée en vigueur du Protocole de 2018.  Au 31 décembre   2019, seuls quatre États – Mali, Niger, Rwanda, Sao Tome & Principe – avaient ratifié ce Protocole, qui exige quinze ratifications pour son entrée en vigueur. Le défaut de ratifications est un défi majeur pour la mise en œuvre de la libre circulation des personnes avec comme conséquence la perturbation des objectifs de la Zone continentale de libre-échange africaine (ZLECAf). Celle-ci ne peut pas être pleinement mise en place sans l’effectivité de la libre circulation des personnes. D’ores et déjà c’est la première phase (droit d’entrée et suppression de visa) qui connait des difficultés d’être mise en œuvre par les États, avec un impact  négatif  sur la mise  œuvre  de deux autres phases précitées.

La réticence de la majorité d’États africains de ne pas ratifier le Protocole de 2018 s’explique notamment par la protection de la sécurité nationale. L’instabilité sécuritaire de bon nombre d’États africains, les conflits en cours et la menace terroriste sont autant de défis à surmonter dans la mise en place d’une libre circulation sur ce continent. Les États africains ont ainsi fait de la protection de la sécurité nationale un principe fondamental du Protocole de 2018 (article 3). Les États se réservent également le droit d’expulser des ressortissants, conformément à leur législation (article 21), les expulsions collectives étant néanmoins prohibées par le protocole (article 20). Dans ce contexte, le rêve d’une libre circulation des personnes au niveau africain ne peut être atteint si les États africains prennent des mesures réciproques et croisées de protection de leur sécurité nationale.

A côté de la protection de la sécurité nationale, le retard de développement socio-économique de certains États africains est un autre défi. En effet, les ressortissants de ces Etats cherchent à s’établir dans les  Etats plus développés qui  sont réticents à s’ouvrir à la libre circulation des personnes. La crainte pour ces États développés est tel qu’en recevant des ressortissants d’autres États avec la facilitation de la libre circulation des personnes, ils risquent de faire face aux tensions internes sur le plan social, avec comme conséquence l’accroissement des actes de xénophobie, comme ce fut le cas en Afrique du Sud en 2019.

L’impact de la libre circulation des personnes consacrée par les CER

Avant le Protocole de 2018, la libre circulation des personnes était déjà consacrée par certaines CER. A titre illustratif, la libre circulation des personnes connaît un développement louable au sein de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et de la Communauté de l’Afrique de l’Est (CAE).  Cependant, la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC) et l’Union du Maghreb arabe (UMA),  à titre illustratif, peinent à mettre en œuvre la libre circulation des personnes. Parmi les raisons pouvant expliquer cette situation il y a lieu de citer les raisons sécuritaires et les divergences des politiques de contrôle de mouvement des populations au sein des États d’une même communauté. Les craintes et défis observés au niveau des CER s’accentuera encore davantage lorsque la libre circulation des personnes concernera tous les États africains.

Le Protocole de 2018 a retenu une approche souple de coordination continentale des politiques de libre circulation, entre celles de CER et des États et celles fixées au niveau du continent africain. Elle consiste à ne pas empêcher la mise en œuvre de la libre circulation des personnes plus favorables, qui serait consacrée par le droit national, par les instruments juridiques régionaux (article 5 (3) (a)) et au sein des CER (article 5 (3) (b)).  Pour atteindre cet objectif, le Protocole de 2018 prône d’abord la coopération pour faciliter la libre circulation des résidents des communautés frontalières par des accords bilatéraux ou régionaux signés par les États (article 12). Ensuite, les États sont appelés à harmoniser et à coordonner leurs activités, systèmes et règles adoptées au niveau des CER dont ils sont membres avec les lois, activités, systèmes et politiques de l’Union africaine en matière de libre circulation (article 26).

Perspectives

L’adoption en 2018 du Protocole au Traité instituant l’AEC relatif à la libre circulation des personnes, au droit de résidence et au droit d’établissement, est une étape importante franchie dans le processus d’intégration africaine. L’effectivité de cette libre circulation dépend de l’entrée en vigueur de ce Protocole. Nous recommandons aux États africains de ratifier ce Protocole parce que la libre circulation des personnes signifie l’ouverture des frontières pour des échanges économiques entre États. C’est un vecteur du développement socio-économique et un facteur indispensable de la réussite de l’intégration africaine dans son ensemble.

 

Franck Shukuru est chercheur et assistant d’enseignement à la Faculté de droit de l’Université de Goma en République démocratique du Congo. Domaine : Droit international des droits de l’homme, droit international pénal et droit international économique.

 

Cite as: Franck Shukuru, “Entre ambitions et réalités. La libre circulation des personnes en Afrique”, Völkerrechtsblog, 29 Janvier 2020, doi: 10.17176/20200129-225859-0.

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Franck Shukuru
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